• Société de Consommation ou Société Marchande - II

    Deuxième partie : La Société Marchande

    I QU’EST-CE QUE LA « MARCHANDISE » ?

    1 Le concept de marchandise chez Marx 

    Pour penser le concept de « marchandise », il est nécessaire d’en revenir à la définition que Marx en a donnée :

    « Une marchandise paraît au premier coup d'oeil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilité métaphysique et d'arguties théologiques. »

    Karl Marx, Le Capital (1867)

    La « marchandise » apparaît donc comme quelque chose de banal en soi, et se confond avec le « bien de consommation ». Marx parle également de « subtilités métaphysiques » et d’ « arguties théologiques ». Plus simplement, il s’agit de signifier que la marchandise n’est pas qu’une chose en soi, mais est investie par tout un ensemble de symboles et de signification particulières. C’est ce qu’il désigne par « caractère fétiche de la marchandise ». Le fétiche est en effet une petite statuette à laquelle les sociétés primitives attribuaient des propriétés magiques. Nos sociétés adoptent le même type d’attitude par rapport à la marchandise. Nous l’investissons de propriétés non plus magiques mais symboliques. Les marchandises renvoient à des idées, des valeurs, des codes et des imaginaires spécifiques aux différents groupes sociaux auxquels elles sont destinées. Mais alors, qu’est ce que la marchandise ? Est-ce l’objet en soi, le fétiche, les valeurs auxquelles elle se rattache, ou encore autre chose que nous ne parvenons pas encore à définir ?

    2 Comprendre ce qu’est la marchandise

    Pour bien comprendre, et parvenir à identifier ce qu’est la marchandise, la première étape de notre analyse consistera à distinguer « bien de consommation » et « marchandise ». Bien qu’en réalité il s’agisse du même objet (matériel ou immatériel), « bien de consommation » et « marchandise » se distinguent à partir des situations sociales dans lesquels ils existent, des réalités auxquelles ils renvoient. Le « bien de consommation », comme nous l’avons vu précédemment, est l’objet lorsqu’il s’inscrit dans le cadre de l’« usage ». La « marchandise » peut-être le même objet, mais lorsqu’il se trouve sur le « marché », c'est-à-dire ou il se trouve au cœur d’une situation d’« échange ». On peut déjà en déduire que le « bien de consommation » n’est pas nécessairement une « marchandise ». Il est possible de produire un bien dont l’usage sera destiné à soi-même ou à sa collectivité d’appartenance, sans que celui-ci ne soit l’objet de transaction (troc ou échange monétaire). La « marchandise » (ou le caractère échangeable d’un bien) n’existe que de manière subjective, c'est-à-dire uniquement si (et par le fait que) ce bien se retrouve pris dans des relations d’échange monétaire. Ce qui la constitue en tant que tel est donc un phénomène relationnel de négociation, dans lequel entre en interaction le besoin ou le désir de posséder un bien et la volonté ou non de le céder, en fonction de ce que l’acquéreur propose en échange.

    3 La transformation du monde en marchandises 

    La logique de l’échange marchand fonctionne à partir d’une loi de l’équivalence. Il s’agit de la possibilité d’envisager qu’une chose en vaut tant d’autres. Par exemple, un bœuf peut valoir tant de poules ou tant que kilos de patates. Ce n’est pas que le bœuf vaut vraiment, objectivement, son quota de poules ou de patates. Cette équivalence est fondamentalement subjective. Elle dépend de l’importance que le propriétaire attribue à son bœuf, ses poules et ses patates. Cette importance est liée à quantité dont il dispose et de l’utilité de ces animaux et végétaux. S’il en dispose en abondance, il sera plus enclin à se séparer d’une partie de sa production végétale ou de son cheptel. Mais séparation ne signifie pas nécessairement vente. Il pourrait très bien partager gratuitement son surplus avec ses congénères. Ce qui fait le rapport marchand, c’est alors la possibilité d’obtenir une contrepartie avantageuse en cédant quelque chose. Pour le propriétaire qui souhaite améliorer sa situation individuelle, il devient alors plus intéressant de céder son bien que de le conserver.

    Du point de vue de la rationalité marchande, ne compte que le rapport coût/avantage, le profit que le vendeur peut tirer de la transaction. L'important résidant dans le désir ou le besoin de l'acheteur, et dans la volonté ou non du vendeur à céder son bien ou à attribuer ses services. Peu importe alors la nature ou l’usage de ce qui est échangé. Puisque ne compte que le critère quantitatif, toute entité matérielle ou immatérielle est susceptible de devenir une marchandise. En effet, aussitôt qu’est reconnue une valeur à une entité matérielle ou immatérielle, la logique du capitalisme implique que cette valeur soit traduite en donnée quantitative, puis en somme monétaire, afin d’être introduite sur le marché, ce qui permet le processus d’appropriation privée à la base de la prédation capitaliste.

    Une fois que les hommes reconnaissent une valeur à quelque chose, il suffit donc, pour qu’il y ait rapport marchand, qu’un vendeur se trouve en lien avec un acheteur et qu’ils aient quelque chose à échanger. Ainsi, un vendeur habile pourrait très bien vendre de l'air, du sable sub-saharien, du rêve ou du rire, peut-être même du vide, du moment qu'il, ou qu'une autre instance, est en capacité de les définir comme porteurs de valeur, et de générer le désir de l'acquérir.

    Une nouvelle étape de la marchandisation a récemment été franchie lors du sommet de Rio+20. Partant des constats que la nature est productrice de systèmes de régulation, les capitalistes ont envisagé de traduire cette réalité de sorte que la Nature pourrait être envisagée comme un prestataire de « services » pour l’Humanité. De plus, du fait qu’elle subit des dégradations du fait d’un productionnisme immodéré, il est nécessaire de penser la question de la préservation du patrimoine naturel et d’en limiter les usages. La Nature étant dorénavant porteuse d’une valeur pour l’Homme, cette valeur est susceptible d’être convertie quantitativement, en donnée monétaire, et donc de bénéficier d’une valeur marchande. Dans cette logique, la Nature, envisagée comme un partenaire, un  prestataire de services, perd aussitôt ses caractéristiques de partenaire. Elle est réifiée, transformée en chose quantifiable, pour devenir une marchandise. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais le sommet de Rio+20 marque un tournant dans l’histoire du capitalisme et de la marchandisation, dans la mesure où il formalise le fait que la Nature devienne un bien marchand, et autorise les investisseurs à se l’approprier et à en réserver l’usage à ceux qui seront en mesure d’en payer le prix. Le capitalisme pousse ainsi son écologie de classe à des sommets et se lance sur la voie d’un eugénisme social visant à laisser mourir ceux qui ne pourront payer les « services » rendus par la Nature. (La Nature n’a pas de prix, les méprises de l’économie verte, ATTAC).

    Avec la marchandisation du monde, l’Homme lui-même peut devenir, et devient, une marchandise. C’est ce que Marx analysait en observant la situation des prolétaires qui allaient vendre leur force de travail contre de l’argent. Le propriétaire capitaliste achète cette force de travail et fait ainsi des autres homme ses choses, ses moyens de production. La marchandisation de l’Homme suppose ce celui-ci possède des qualités (physiologiques, intellectuelles, psychologiques, esthétiques) qui puissent être utilisées à des fins productives et/ou marchandes. Il peut s’agir de la force physique, des savoirs, d’un bon feeling, d’un physique avantageux. N’importe quelle qualité humaine est susceptible de devenir quantité monétaire pour le capitaliste. Dans l’introduction d’Empire, Antonio Negri expliquait ainsi que le sourire de la caissière possédait une valeur qui devenait appropriable par le propriétaire capitaliste dans la mesure où il était producteur d’une valeur marchande supplémentaire. De là a attribuer des primes aux caissières souriantes, ou pire, à opérer des retenues sur salaire aux caissières non souriantes, il n’y a qu’un pas ! Il se développe également le même type de phénomène avec le développement de l’ « escorting ». L’escorting va bien au-delà de la prostitution, puisqu’il implique non seulement un service marchandisé provenant du corps, mais aussi la marchandisation de la sentimentalité, de l’attention, de l’échange communicationnel et de l’image de soi au regard des autres. Le cynisme marchand n’a-t-il donc pas de limites ?

    II LA PERVERSITE DE LA LOGIQUE MARCHANDE POUSSEE À SA LIMITE

    1 l’expertise psycho-sociologique au service de la production du besoin

    La consommation est ainsi partie de la vente, mais elle n'est pas le but de la vente. Le but de la logique marchande est seulement de tirer le meilleur profit de l'échange. Si la vente consiste à susciter le désir de l’acquéreur afin que celui-ci consente à acheter un produit au prix ou le vendeur souhaite lui vendre, alors la logique marchande consiste pour l’acquéreur à maîtriser les techniques et les savoirs permettant de susciter ce désir. Pour cela, les publicistes se livrent à un travail de recherche extrêmement poussé afin de comprendre les structures symboliques des différents groupes sociaux. Ces savoirs leur permettent de mettre au point des discours pouvant soit entrer en résonance avec la structure imaginaire et symbolique des groupes sociaux visés par les stratégies de vente, soit de travailler à modifier l’imaginaire et les structures symboliques de ces groupes sociaux, de modifier ce qui est perçu négativement en quelque chose de désirable, et de dévaloriser, réciproquement, ce qui est préalablement perçu comme désirable. Ils leurs permettent également d’utiliser les qualités de séduction des vendeurs et les structures caractérielles des acheteurs potentiels afin d’optimiser les stratégies de création de besoin et donc de vente. La publicité dispose à ce niveau de ressources infinies, du fait que toute valeur sociale peut devenir valeur marchande : la puissance, le prestige, le bling bling, le cool, le sexy, ou à l’inverse, la douceur, la modestie et la sobriété sont des valeurs utilisables afin d’inciter des publics très variés à acheter certains produits.

    2 Organisation volontaire de la rareté et  pratiques d’obsolescence

    Il ne fait plus aucun doute que la logique marchande est à la base d’une logique de production et de consommation à outrance, sans lesquelles ces logiques n’auraient pas de sens. Mais il est également nécessaire de spécifier que la logique marchande de masse implique l'organisation volontaire de la rareté et de la périssabilité prématurée de la production. En effet, lorsque tout le monde est équipé, il n'y a plus rien à vendre et plus de profit à faire. Ainsi, certains stocks peuvent être détruits, les objets produits sont de moindre qualité, conçus pour être obsolètes rapidement, c'est-à-dire conçus avec des matériaux inadaptés ou volontairement usés, afin que le produit soit rapidement hors d’usage, ou dévalorisés socialement au profit de  modèles plus récents, offrant de nouvelles fonctionnalités périphériques. Ces pratiques n’ont de sens qu’au regard de la logique marchande, afin d’accélérer la dynamique d’accumulation monétaire, et par conséquent la course à la puissance des uns et, réciproquement, la production de l’impuissance des autres. La logique marchande contient en elle une logique finale de domination de l’Humanité. Sans son idéologie édulcorante, ces pratiques destructives dévoilent leur caractère totalement irrationnel sur le plan de la vie humaine et sociale.

    3 Les technologies énergivores

    Si la logique marchande est a à la source des pratique d’obsolescence et de destruction volontaire des stocks, il ne va de même en ce qui concerne les choix énergétiques. Cette logique de gaspillage privilégie les modèles et les agencements techniques fortement consommateurs en énergie. En effet, les modèles fortement consommateurs en énergie permettent de vendre celle-ci à des prix plus élevés, enrichissant davantage les dirigeants des grands groupes de l’énergie. On constate la présence de cette logique en ce qui concerne le choix des modèles haut voltage plutôt que bas voltage, mais aussi en ce qui concerne les moteurs des automobiles, dont on sait que l’on possède les compétence techniques permettant de produire des moteurs plus économes en énergie, ou encore en ce qui concerne les problèmes d’isolation de l’habitat, permettant aux lobbies de l’énergie électrique (du nucléaire notamment), qui ont largement œuvré à favoriser le développement du tout électrique, de favoriser une consommation excessive en énergie afin d’en récolter les bénéfices.

    4 Gaspillage immodéré

    Destruction des stocks, obsolescence programmée, choix techniques énergivores témoignent d’une logique de gaspillage immodéré induit par la logique marchande. Cependant, ce gaspillage va bien au-delà des pratiques précitées. Parmi les irrationalités écologiques induites par la logique marchande, on peut également citer les innombrables artéfacts publicitaires, dont l’unique fonction est d’encourager la vente des produits, les logiques marketing du packaging, qui ont pur but de travailler l’attractivité d’un produit par un travail sur les emballages, ou encore le développement massif du produit à usage unique. Ces logiques sont à la base de la production de tonnes de déchets quotidiennes, d’un immense gaspillage de matière (mais aussi d’énergie pour les produire, et, dans les perspectives des pseudo-écologies marchandes, pour les recycler), tandis qu’il suffirait d’en revenir pour de nombreux cas à des objets durables (recharges de stylo bille, plutôt que stylo entier, support en bois de brosse à dent et embouts amovibles recyclables, bouteilles d’eau, de lait ou de jus de fruit réutilisables, boites en bois ou métal avec système de consigne à la place de boites en carton pour des produits usuels tels que le sucre, le sel, le thé, le café, etc., les exemples sont nombreux).

    5Brevetage, censure et financements de la recherche

    La logique marchande ne s’arrête cependant pas aux pratiques d’obsolescence, aux technologies énergivores et aux logiques d’usage unique. Elle s’adonne également à un gigantesque gaspillage cognitif. Ce gaspillage commence tout d’abord avec la logique du brevetage. Si cette pratique s’inscrit positivement dans une logique de reconnaissance de la contribution intellectuelle au développement de la société, elle comporte également plusieurs dimensions perverses. En premier lieu, ceux qui utilisent ces savoirs, s’ils ne sont pas les détenteurs des brevets, doivent payer pour les utiliser. Ensuite, la logique du brevetage prive le reste de l’humanité de la possibilité d’user de certains savoirs scientifiques et techniques utiles au développement social. Enfin, le brevetage, qui concerne les découvertes et les innovations scientifiques et techniques, peut servir dans des cas d’application, mais également de non application. Grâce au brevetage, il est donc possible d’acheter les découvertes scientifiques, et parfois le silence de certains scientifiques. Cette possibilité à pour conséquence que les détenteurs de brevets, en l’occurrence les cartels industriels et financiers, disposent de la possibilité bloquer l’usage des applications de savoirs et de savoirs faire qui ne serait pas favorables à la dynamique marchande. Le gaspillage cognitif concerne également un nombre incalculable de recherches scientifiques sur les énergies et les productions durables et plus respectueuses de la nature. De nombreuses découvertes où innovations scientifiques et techniques sur la durabilité finissent régulièrement dans la corbeille des managers capitalistes, du fait qu’elles ne seraient pas rentables, qu’elles mettraient en péril la dynamique marchande.   

    La logique marchande exerce de plus une influence fâcheuse sur la production des savoirs et des techniques. La logique de financement privé implique en effet que les découvertes et les innovations soient subordonnées aux besoins des entreprises capitalistes, et par conséquent aux dynamiques marchandes. Ainsi, il n’existe que très peu d’espaces d’élaboration, et encore moins d’espaces d’application des recherches sur les technologies de la durabilité. L’Université, qui disposait encore il y a peu d’un statut public, et bénéficiait d’une certaine autonomie, dépend de plus en plus de financements privés, et voit les entreprises prendre le contrôle de la recherche. La production du savoir critique et émancipateur constitue à ce point une menace pour la dynamique marchande qu’il lui est nécessaire, pour se préserver, de prendre le contrôle de la production scientifique, de la censurer, de l’étouffer, de l’empêcher de se réaliser et d’en proscrire les usages.

    La logique marchande implique donc le contrôle des lobbies industriels et financiers sur la production scientifique et technique, et par conséquent un véritable gaspillage de l’intelligence humaine et sociale. Elle redoute en effet par-dessus tout que les bilans de ces recherches soient révélés à l’ensemble de la société, et livre une véritable guerre cognitive, juridique et médiatique contre ces savoirs émancipateurs.

    6 Critique de la société marchande et Justice Sociale

    Les partisans des démarches volontaires d’anti-consommation qui ne remettent pas en question le libéralisme économique et la dynamique du capitalisme ont bon dos de demander aux gens de réduire leur niveau consommation, lorsque l’on sait que les problèmes de surconsommation des sociétés industrielles sont liées à des stratégies volontaires de gaspillage. De plus, s’il est vrai que nos sociétés abondent d’objets en tout genre, dont la plupart perdent leur intérêt au bout de quelques années, il est évident que l’abondance d’objets en tout genre n’est pas le fruit d’une expression spontanée émanant de la population. Elle est le résultat d’une stratégie marchande visant à favoriser l’accumulation capitaliste. En cela, si l’on s’inscrit dans une idée de Justice Sociale (c'est-à-dire dans une logique visant à rectifier à sa source les erreurs d’un processus social et politique injuste pour les catégories sociales défavorisées), il convient, plutôt que d’en venir à (et surtout au lieu de) culpabiliser les gens de l’abondance dont ils jouissent, de faire apparaître la source réelle du problème, c'est-à-dire l’ascendant de la logique marchande sur la logique de consommation, ainsi que la responsabilité de ceux qui encouragent, soutiennent et profitent de cette logique marchande, c'est-à-dire les publicistes, les politiques publiques et les capitalistes.

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